mercredi 24 février 2010

Ganache du mois : Laborde


La France a une grande tradition de défaites navales qui ne s’explique pas seulement par une malédiction divine ou un manque de chance scandaleux. Comme il se doit, de nombreuses ganaches de haute mer ont honoré cette tradition avec une constance qui frise la perfection… Parmi tant de désastres maritimes, l’un des moins anciens et des plus tragiques reste le sabordage de la flotte à Toulon, le 27 novembre 1942. C’est ce haut fait de la marine française qu’il revient d’attribuer à la ganache dont le nom annonçait déjà le funeste destin, l’amiral de Laborde (1878-1977).
Le comte Jean de Laborde, un aristocrate surnommé par ses marins « le comte Jean », fit toute sa carrière dans « la Royale ». Rien de bien notable n’est à signaler durant les années qui précédèrent le fait d’arme pour lequel la postérité a retenu son nom ; tranquillement mais sûrement, son grade et ses décorations augmentèrent avec l’âge.

La Seconde guerre mondiale révéla notre ganache pour en faire l’un de ses plus lamentables personnages. Anglophobe notoire, plus encore après le drame de Mers-el-Kébir (juillet 1940), Laborde devint vite un zélé serviteur du nouveau régime vichyste. Il proposa par exemple de constituer une légion pour combattre au Tchad les Français Libres du général de Gaulle. Fort de ces excellentes intentions, le Maréchal Pétain le bombarda à la tête de la flotte de haute-mer, à Toulon, en partie aussi afin de tempérer le pouvoir de l’amiral Darlan avec qui Laborde entretenait, dit-on, de très mauvaises relations. C’est pourquoi, peu après l’envahissement de la zone libre suite à l’opération Torch (novembre 1942), Laborde resta sourd aux ordres de Darlan qui lui enjoignait d’appareiller afin de rejoindre les Alliés en Afrique du Nord. Le comte Jean avait de toute manière choisi son camp depuis longtemps et c’est au contraire pour combattre les Alliés aux côtés des Allemands qu’il proposa au Maréchal d’envoyer la flotte. L’offre fut heureusement refusée et ce grand stratège resta tranquillement dans Toulon, persuadé que ses amis allemands ne toucheraient pas à une chaloupe de ses navires. C’était très mal connaître les Nazis qui faisaient du mensonge une stratégie permanente. Celle-ci faillit réussir une fois de plus le 27 novembre 1942.
Ce jour-là, vers 5h du matin, une division de la Wehrmacht pénétra de force dans l’arsenal de Toulon afin de s’emparer de toute la flotte (une centaine de navires de guerre parmi les meilleurs au monde). L’alerte ayant été donnée à temps, l’amiral de Laborde (qu’on imagine en pantoufles et robe de chambre en cette solennelle circonstance) eut le temps d’ordonner le sabordage, ordre qui du reste avait toujours été le même depuis le début de la guerre : aucune puissance étrangère, quelle qu’elle soit, ne devait s’emparer de la flotte.

Si le sabordage de la flotte fut un désastre incontestable pour la France, il n’en demeure pas moins qu’il sauva paradoxalement l’honneur de l’armée en empêchant que les Allemands ne s’emparent d’un arsenal immense. Reste que cette ganache de Laborde porte la responsabilité du seul désastre puisqu’il immobilisa la flotte dans Toulon sans chercher la moindre possibilité d’échapper à une agression allemande et ce alors même que son supérieur, l’amiral Auphan, secrétaire d’État à la Marine, était favorable à l’appareillage.
Lorsqu’en 1944 arriva l’heure des comptes, le comte Jean se trouva suffisamment malade pour échapper au procès collectif des amiraux vichystes. Malheureusement pour lui, les peines infligées par la Haute-Cour à ses collègues furent très clémentes en raison du retrait des députés communistes. Quand enfin il comparut, en mars 1947, ces derniers étaient de retour ! Il fut donc condamné à la peine de mort, essentiellement il est vrai en raison de son projet d’expédition au Tchad. On sait, hélas, ce que valaient les peines prononcées à cette époque ! L’amiral de Laborde fut gracié dès le mois de juin et fit à peine trois ans de prison pour la forme. Sa retraite, en revanche, fut longue et paisible. En effet, malgré une rude concurrence, la mort en 1977, à 98 ans, de l’amiral de Laborde fait de lui notre nouveau recordman de longévité au sein du club des ganaches. Malgré l’élévation de ce chiffre, nous ne doutons pas qu’il sera prochainement détrôné.

KLÉBER

Images : l'amiral de Laborde en 1940 (source ici), photos prises à Toulon après le sabordage du 27 novembre 1942 (source ici et ici).
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9 commentaires:

  1. Ce moment de la 2ème guerre (fin 42) et vraiment très intéressant par rapport à l'incertitude dans laquelle se trouve la France à tous les niveaux, on la retrouve bien ici (Anglais Allemands, un rien peu faire basculer dans un camp ou un autre), merci pour cet éclairage.

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  2. Un petit extrait de "La guerre à neuf ans" de Pascal Jardin pour se faire une idée de l'émotion que causa le sabordage :

    « 27 novembre 1942. Assis avec mon frère à califourchon sur le portail du jardin, nous voyons un homme se diriger à pied vers la maison. Sa démarche est étrange. Il tangue de droite à gauche sur le chemin, titubant comme un ivrogne. Au bout d’un moment, je distingue sa figure. C’est Jean Leroy, ami d’enfance de mon père, sous-marinier émérite, depuis quelques mois chef de cabinet à la Marine. Son veston n’est pas boutonné. Son visage est couvert de larmes. Nous lui posons des questions. Il ne répond pas, poursuit son chemin, se plante devant la maison et se met à crier d’une voix désespérée : « Simone, Simone. »
    Ma mère finit par sortir à sa rencontre. Il vient s’effondrer dans ses bras. […] Au bout d’un très long temps, il dit simplement : « La Flotte ne s’est pas battue. Elle vient de se saborder dans le port de Toulon ». Et puis il tombe à genoux et cache sa tête dans ses mains. »

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  3. "La guerre à neuf ans" est un très bon livre et rend bien compte de cette époque troublée.

    On peut voir Laborde dans cette vidéo "Le voyage du Maréchal Pétain en Provence" :

    http://www.ina.fr/fresques/reperes-mediterraneens/notice/Repmed00201/le-voyage-du-marechal-petain-en-provence-muet

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  4. La guerre à neuf ans est effectivement un très bon livre, mais il faudrait préciser qu'il rend surtout bien compte de l'ambiance régnant dans les milieux dirigeants, plus que de celle du reste de la France.
    D'ailleurs, le sabordage de la flotte, en novembre 1942 arrivant près de deux ans après le sabordage définitif du pays, on peut peut-être penser que l'événement n'a pas du émouvoir grand monde, en dehors des membres des cercles vichyssois qui ne pouvaient que s'alarmer de voir disparaître un de leurs derniers atouts.
    Quant à sauver l'honneur de l'armée, outre que celle-ci l'avait déjà bradé à bon compte depuis au moins 1870, on peu considérer qu'il était tout aussi glorieux de se saborder à quai (comme le remarquait déjà M. Leroy) que de se laisser couler à Mers-el-Kébir.

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  5. Comme le dit justement Bruno, l'armée était déjà en piteux état en 42. Mais il n'empêche qu'elle n'a pas livré sa flotte, ce qui reste à souligner. Elle a préféré la liquider. Quant à dire qu'elle aurait pu combattre les Allemands, c'est faux. Une flotte à quai peut difficilement se défendre contre des unités mobiles. Mais surtout Laborde étant pro-allemand, il n'aurait jamais autorisé un tel combat. Il a d'ailleurs ordonné qu'il n'y ait aucune effusion de sang.
    En revanche, Bruno, tu as tort de laisser penser que le sabordage de la flotte n'a pas ému grand monde. La flotte restait le dernier atout français dans la guerre et Laborde et ses comparses l'ont sabordé par leur inertie et leur incurie.
    Pour Mers-el-Kébir, il s'agit d'un raid surprise des Anglais contre lequel la flotte ne pouvait là aussi pas grand chose. Il y eut des répliques mais inoffensives car le traquenard était bien préparé…

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  6. Bruno Forestier1 mars 2010 à 11:56

    Je ne crois pas avoir laissé entendre que la flotte aurait pu se défendre à quai (même si, les marins réunis en unité mobile auraient aisément pu faire le coup de feu, mais passons).
    Ce qui est intéressant dans le sort de la flotte et de l'Empire français pendant la guerre, c'est qu'elle dévoile à merveille l'absence totale de vision ou de conviction politique des dirigeants de l'époque: à Mers-el-Kebir on se laisse couler, malgré la proposition de gagner des ports neutres (au passage, raid surprise, n'exagérons rien, les angliches ont tout de même laissé un ultimatum de plusieurs heures), à Toulon on se saborde, sans penser à prendre le large… Dans les colonies, on s'allie avec les allemands ou les japonais, tout en ménageant les américains ou les anglais (et vice et versa), bref, le bazar complet.
    "La flotte restait le dernier atout français dans la guerre et Laborde et ses comparses l'ont sabordé par leur inertie et leur incurie.", je suis bien d'accord, mais ça confirmerait que le sort de la flotte et de l'Empire préoccupait essentiellement les cercles dirigeants rivaux de Londres, Vichy ou Alger, or tu as l'air de penser que le sabordage a suscité une grande émotion dans le "pays réel", ce qui me laisse dubitatif...

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  7. A Mers el Kébir, les Anglais ont effectivement lancé un ultimatum. La belle affaire ! Ils avaient déjà miné la rade et préparé leur assaut minutieusement, parfaitement au courant de la réaction probable des Français.
    Oui, si tu veux, la flotte préoccupait surtout les cercles dirigeants. Mais pour le "pays réel" la flotte incarnait un reste de grandeur et la voir couler n'a pas été spécialement glorieux.
    Il est intéressant de noter que la radio de Londres salua le sabordage comme un geste de résistance alors même que ce fut une accusation lors des procès de l'épuration deux ans plus tard. Une preuve en effet qu'il s'agissait d'un "grand bazar".

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    1. Vous semblez oublier qu'on était sous armistice .
      Que croyez vous qu'il se passe lorsque deux pays se battent et que l'un des deux est enfoncé n'en peux plus et demande un arrêt.

      Vous croyez vraiment que les allemands nous ont dit "c'est vrai vous n'avez pas l'air en forme, reposez vous réarmez vous et venez nous re-attaquer lorsque vous serez prêts"

      Un armistice c'est d'une manière générale:
      -désarmement
      -renvoi des militaires dans leur foyers sauf minimum pour des taches de sécurité
      -destruction (ou livraison) des munitions
      -plus de vivres
      -plus de carburants
      -pour les bateaux les feux (chaudières) sont éteints
      -les équipages sont réduits au strict nécessaire pour assurer la sécurité du navire


      Et ils ne s'attendent pas que l'on obéisse partout.
      C'est le role de la commission d'armistice de veiller à ce que c'est appliqué.

      A toulon la comission d'armistice était confiée au Italiens

      Autrement dit la flotte ne pouvait pas appareiller
      Darlan le savait très bien et n'a certainement jamais donné l'ordre d'appareiller parce qu'il savait que c'était impossible
      trop de temps pour allumer les chaudières et appareiller
      pas assez de charbon:fioul pour aller nulle part

      Et les allemands le savaient aussi
      ils savaient très bien que la flotte ne pouvait pas appareiller et se saborderait
      c'est ce qu'ils ont fait eux même en 1919 à Scapa flow.

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  8. Le post d'Anonyme est de tous le plus sensé puisque le plus réaliste. Appareiller était illusoire aorès le débarquement allié en Afrique du Nord que suivit l'invasion allemande de la zone sud. Avant cette date, il aurait été impossible de rallier l'Afrique du nord au risque ^d'être confronté à la Royal Navy et de subir le même sort tragique que la flotte italienne au cap Matapan (manque d'aviation embarquée, de radars, de défense anti-aérienne). Concluons qu'aucune bonne solution ne pouvait être envisagée en cette funeste époque.

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