dimanche 25 avril 2010

Un bilan cinématographique des années de plomb

En considérant cette première décennie du XXIème siècle, on peut remarquer l'émergence dans le cinéma d'un thème jusque là passablement négligé, celui des "années de plomb", cette période de la dérive militaire du mouvement gauchiste qui débuta à la fin des années 70. Certes, dès 1981, Margarethe von Trotta obtenait pour Die Bleierne Zeit un Lion d'Or mérité à Venise, mais depuis lors ce sujet sulfureux ne semblait guère avoir suscité l'intérêt de l'industrie cinématographique. 
Presque trente ans après cette première tentative, et plus de vingt ans après l'effondrement de l'URSS, il n'est pas étonnant qu'un certain nombre de réalisateurs, principalement italiens, aient finalement commencé à s'intéresser à nouveau à cette période. Avec un réel succès, puisque aujourd'hui le film "brigadiste" est devenu un sous-genre bien identifiable du film de gangster, avec ses personnages stéréotypés, ses codes et ses acteurs fétiches. 

Cette identification au film de gangster est d'ailleurs une de ses  limites, le contenu éminemment politique de ce genre de films étant le plus souvent relégué en bordure d'intrigue ou noyé dans le retro seventie. 
Marco Bellocchio avait lancé le mouvement en 2003 avec son très controversé (mais très beau) Buongiorno Notte qui décrivait l'assassinat d'Aldo Moro en 1978. Cependant, cette première tentative restait trop marquée par le style du réalisateur pour faire vraiment école. Sorti la même année, Nos meilleures années de Marco Tullio Giordana,  qui remporta un immense succès à la télévision italienne, abordait lui aussi la question de la lutte armée dans les années 70 et surtout mettait en avant les ingrédients qui allaient assurer le succès des autres films sur le terrorisme politique, notamment l'influence musicale et vestimentaire très marquée. 
Ce fut également dans ces deux films que nombre des jeunes acteurs italiens qui sont devenus depuis des habitués du film brigadiste firent leur première apparition importante, comme Riccardo Scamarcio, Maya Sansa, Luigi Lo Cascio ou Jasmine Trinca.
Romanzo criminale sorti en 2006 (de Michele Placido) opéra la jonction définitive avec le film de gangster et l'année suivante sortait Mon frère est fils unique de Daniele Luchetti.

Le succès recueilli par ces différents films dans les festivals comme auprès du public favorisa l'exportation et l'adaptation du modèle "brigadiste" à l'étranger, notamment en Allemagne où Uli Edel réalisa en 2008 La Bande à Baader et au Japon avec l'excellentissime United Red Army de Koji Wakamatsu, sorti en 2008 également. 
Ces deux derniers films, outre qu'ils ont permis de sortir du cadre italien, ont également eu le mérite de se concentrer plus directement sur le sujet, comme les titres l'indiquent,  là où leurs prédécesseurs italiens tendaient à le dissimuler plus ou moins consciemment. Si cette démarche est restée incomplète, les deux réalisateurs continuant de jouer à fond de la nostalgie seventie et de l'attrait dégagé par leurs acteurs, on peut estimer cependant que ces quelques années de maturation et de voyage n'ont pas été totalement vaines comme le prouve la sortie de La Prima Linea de Renato de Maria

La Prima Linea est en effet le premier film italien à aborder frontalement la question du terrorisme d'extrême gauche. Réalisé par un ancien membre de la Lotta Continua et s'inspirant de l'autobiographie de Sergio Segio, La Prima Liena poursuit le processus de dévoilement en cours dans le film brigadiste. S'écartant donc du film de gangster (malgré quelques scènes de fusillades assez réussies), tentant de réduire l'impact de l'esthétique particulière qui s'est créée dans le genre, La Prima Linea est un film sombre, marqué par les couleurs grises de la photographie et la beauté froide de ses acteurs (qui en paraissent presque enlaidis, notamment Riccardo Scarmacio) et par un jeu beaucoup plus réaliste que de coutume.

Mais cette sobriété de bon goût ne saurait suffire à en faire un film réussi. En effet, si Renato de Maria tente de rompre avec les facilités de ses prédécesseurs, il lui manque clairement l'audace d'aller jusqu'au bout, si bien qu'il recourt à des artifices plus grossiers encore, comme l'usage immodéré des flash-back qui tuent le rythme de l'intrigue, ou l'usage bancal du pathos qui ne trouve comme contrepoint que quelques pénibles lieux communs sur la violence et la morale. On peut regretter aussi des occasions manquées d'aborder le sujet sous d'autres angles (comme par exemple la vie du groupe et ses liens avec les autres secteurs de la société). 
Comme dans les exemples cités précédemment, les spectateurs se retrouvent devant la situation paradoxale d'un film sur un groupe politique n'évoquant que très peu la politique (à l'exception des scènes d'ouvertures qui sont devenues une véritable signature…) ! 
Il est vrai que le sujet n'a rien d'évident, d'abord parce que le gauchisme en Italie comme en France ou en Allemagne resta assez verbeux et hermétique aux non-initiés, travers qui s'accentua plus encore dans les groupes "militaros", et d'autre part parce les années de plomb restent toujours un sujet extrêmement dérangeant dans les sociétés ouest-européennes, comme le prouvent les scandales et les polémiques qui ont suivi Buongiorno Notte ou La Prima Linea.

Bruno FORESTIER

Images : affiches de Die Bleierne Zeit (source ici), Buongiorno Notte (source ici), United Red Army (source ici) et La Prima Linea (source ici).
Blogger

7 commentaires:

  1. Bravo, les références citées sont très pertinentes. On retrouve les films majeurs ayant abordé le thème des années de plomb.
    Mention spéciale pour "Nos meilleures années", film-fleuve de 6h que je n'ai pas encore vu, mais dont on m'a dit le plus grand bien.

    RépondreSupprimer
  2. En fin de compte, doit-on comprendre que le cinéma italien est trop timoré ou bien est-ce qu'il n'utilise la période des années de plomb que comme décor de film ?

    RépondreSupprimer
  3. Bruno Forestier26 avril 2010 à 21:20

    @ anonyme:
    Au contraire ! Je constate que le cinéma italien a été le premier à réaborder le sujet des Années de Plomb, même s'il a opéré progressivement et de manière plus ou moins camouflée (un peu comme en France d'ailleurs).
    Mais, la principale raison de cette approche par la bande vient non pas de réalisateurs timorés, mais de l'extrême réticence des sociétés européennes à rouvrir un débat aussi brûlant. À preuve, Koji Wakamatsu qui a été le plus loin dans ce domaine a dû hypothéqué sa maison pour tourner son film, et Renato De Maria n'a pu réaliser le sien que grâce au financement sauvetage des frères Dardenne.

    @ Naturalibus:
    Je ne peux que vous encourager à vous jeter sur "Nos meilleures années"... Je l'avais vu à sa sorti au cinéma en France, et je l'ai récemment visionné à nouveau du début à la fin, le plaisir était intact !

    RépondreSupprimer
  4. Et toujours rien sur Action Directe ?
    Il y aurait pourtant tous les éléments pour en faire un bon film...
    En tout cas, "La bande à Baader" et "United Red Army" valent le détour, de même que, dans un registre (un peu) moins politique, "Mon frère est fils unique".

    RépondreSupprimer
  5. Bruno Forestier27 avril 2010 à 10:41

    Sur Action Directe, il y a "Ni vieux, ni traîtres", le documentaire de Pierre Carles sorti en 2006, mais qui est resté cantonné aux habituels réseaux militants (il n'y a guère que les Utopia qui l'ont distribué).

    RépondreSupprimer
  6. Ah, très bien, je note ça. Mais il s'agit d'un documentaire, reste encore à faire un film !
    Sinon sur la Gauche Prolétarienne, il y a "Mourir à 30 ans" de R. Goupil. Mais pas de film grand public encore...
    D'ailleurs, pour remonter encore plus loin, on ne peut pas dire que Mai 68 ait beaucoup inspiré le cinéma français, non ?

    RépondreSupprimer
  7. Bruno Forestier27 avril 2010 à 12:31

    "Mourir à 30 ans" ne concerne pas la Gauche Prolétarienne (Maoïste) mais la Ligue Communiste (Troskyste). Il est vrai que ces deux organisations étaient avant tout soixante-huitardes et partageaient une fascination assez malsaine pour la violence.

    Quant à Mai 68, il a tout de même permis l'explosion du film militant dans les années qui suivirent (avec quelques chefs-d'oeuvres de Godard, Chris Marker ou Costa-Gavras) mais, c'est vrai que le cinéma français actuel reste relativement indifférent à la mode du film brigadiste. Seules exceptions repérées, "Lady Jane" de Guédiguian, sorti en 2008, dans lequel il était fait allusion à la GP et "Né en 68" de Ducastel et Martineau, qui lorgne je crois du côté de "Nos meilleures années" (je ne l'ai pas vu).

    RépondreSupprimer